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ELLE ou le regard des autres - extraits
Roman
en trois nouvelles et sept flashs
EDITIONS MAÏA
Quantum Scandola
Elche - extraits
1
... Yacinto détala.
Il courait de toutes les forces de son âme, il courait dans l'exaltation de la rencontre, il courait comme s'il devait atteindre à l'instant même le but ultime de sa vie. A quelques dizaines de mètres de chez lui, il s'arrêta pour reprendre haleine ...
Il ne répondit pas aux reproches de sa mère. Il se mit à table, mangea sans dire un mot, alla se coucher et s'endormit comme une masse. Son sommeil fut agité. Il rêvait que la palmeraie se mettait en marche. Les plantes grasses sautaient hors de leurs racines, rebondissaient comme des ballons. Le palmier impérial s'avançait. Ses sept branches se muaient en tentacules. Elle et ses deux compagnons étaient assis en tailleur par terre, ils parlaient entre eux, ne semblant pas se préoccuper de ce qui se passait. Yacinto sentait la panique monter. Il voulait les prévenir, aucun son ne sortait de sa gorge. Les tentacules se rapprochaient, devenaient menaçantes, tout d'un coup il se sentit glisser dans un abîme et se réveilla en hurlant. Sa grand-mère tira le rideau qui séparait le lit de Yacinto de l'espace où elle dormait avec ses soeurs, elle le prit contre sa poitrine, lui caressa les cheveux comme si elle le berçait de sa voix douce et voilée, entrecoupant ses paroles des mélopées étranges qui lui étaient familières.
« Tu avais le rêve dans les yeux ce soir » lui chuchota-t-elle « garde ton rêve dans ton âme, il la nourrira, ne le laisse pas passer. Garde ton secret ... »
Le lendemain matin à l'école, il n'écouta rien ... il s'échappa dès la fin de la classe, fila comme un bolide jusqu'à la pension où il arriva juste à temps pour voir la dauphine grise démarrer. C'était elle qui conduisait.
Tous droits de traduction, de reproduction ou d'adaptation interdits pour tous pays ISBN 978-2-37916-361-6
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2
Le public se pressait dans le hall d'entrée du théâtre ... Une sonnerie retentit, la foule entra peu à peu dans la salle ... Yacinto, fasciné, suivait les déambulations, écoutait les voix, il y en avait une qui se distinguait sans qu'il sache pourquoi ... et plus que tout, il découvrait cette cage noire, cet espace nu, modulé, habité, explosé, transformé, transfiguré par l'ombre et la lumière. Dans cet espace, les voix le transportaient. Une voix, toujours la même, éveillait chez lui une sensation particulière, comme s'il la reconnaissait. Celle à qui elle appartenait, avait juste en ce moment une scène avec un jeune homme, assis en face d'elle sur le chariot, une histoire étrange de faucon, et tout d'un coup, un éclair : « Ce n'est pas possible, c'est Elle ! » ... Il chercha, mais il ne reconnut dans la troupe aucun des deux garçons qui l'accompagnaient en ce dimanche d'avril déjà lointain ...
... Les acteurs arrivaient, éclats de voix et rires. Radieuse, Elle entra avec son allure décidée. Il sut immédiatement qu'il ne s'était pas trompé ... Manifestement Elle est avec un des acteurs que Yacinto avait remarqué pour sa haute stature et son aisance ...
... Yacinto était en France depuis plus de six mois. Une fois passé son bac qu'il avait obtenu à dix-sept ans, sa mère avait contacté son oncle Pedro pour savoir s'il pouvait l'accueillir en France. Yacinto ferait ce qu'il pourrait, soit l'école d'ingénieur dont il rêvait, soit une simple formation d'électricien. Pedro avait accepté, heureux de connaître le fils de ce frère dont il avait toujours été proche ... De plus, il avait cru comprendre que ça commençait à devenir dangereux pour le petit, là-bas. Tant mieux s'il pouvait l'aider ... Ce fut une véritable rencontre entre l'oncle et le neveu. Yacinto trouvait que Pedro ressemblait à son père et à sa grand-mère ... Ils parlèrent d'elle. Yacinto avait été malade de douleur à sa mort, trois ans auparavant ... Yacinto aurait tout donné pour chanter, à son enterrement, ses mélopées étranges. Il se souvenait des repas de famille où, de manière inattendue, sa grand-mère modulait des sons qui, peu à peu, s'élevaient comme un chant, il se souvenait du silence qui se faisait alors ... Un silence que nul n'aurait rompu. « Nous qui refusions d'aller à l'église, l'écoutions comme un chant sacré. » dit-il à son oncle « Personne n'a pu ou osé l'apprendre. » ... Il avait souvent repensé à Elle et à Lui, maintenant, il n'arrivait plus à les dissocier. Il aurait pu retourner voir une représentation, mais quelque chose l'empêchait de la revoir, c'était comme si cette rencontre qu'Elle ignorait et qui avait tant de sens pour lui, devait rester enfouie comme un talisman. « Garde ton rêve dans ton âme ... »
... Un jour qu'il regardait sans la voir la pluie rebondir sur les pavés disjoints et s'accumuler en flaque sur le store vert du restaurant d'en bas, Emma s'approcha de la fenêtre, si près qu'il sentait son souffle dans son cou. « Tu es où ? » chuchota-t-elle
« A Elche. »
« Raconte ... »
Il lui parla de la petite maison sans confort du quartier du Raval où ils habitaient, de l'odeur de la terre, de l'humidité de l'air qui lui conférait une douceur ouatée, du rio Vinalopo qui coupait la ville en deux rives ...
« Raconte ... »
Il hésitait, se sentait malhabile. Il prit conscience que c'était la première fois qu'il parlait de lui, de l'univers qui l'habitait à quelqu'un. Il prenait le temps de choisir ses mots en français. Peu à peu, les paroles s'écoulèrent, prirent un rythme, il se sentit porté par une respiration profonde. Comme le mouvement de la vague, les paroles allaient et venaient dans les recoins de sa mémoire... Le regard bleu-marine qui l'écoutait était attentif presque grave comme si Emma percevait ce qui se passait en lui. Jusqu'alors ils connaissaient peu de choses l'un de l'autre. Des bribes lâchées ici ou là au cours d'une conversation. C'était comme un accord tacite : n'entendre de l'autre que ce qu'il avait envie de lui dire...
... La tempête s'était calmée en lui. Il se sentit exténué, vidé, abattu, comme un de ces objets échoués sur les plages après avoir été charriés, trimbalés par les flots. Il savait qu'il allait revoir Emma ... mais il savait que cet avenir-là était déjà du passé ...
Pour la première fois, il pensa à son avenir à lui ... Pour la première fois, il pensa aux enfants qu'il aurait, qu'il voulait avoir. Pour la première fois, il avait l'impression qu'une période de sa vie s'achevait, alors qu'elle n'était pas encore finie, et il était partagé entre la tristesse de ce qui allait devenir du passé et l'impatience devant un futur encore inconnu qu'il lui appartiendrait de construire ...
Il avait vingt ans, c'était la première fois qu'il sentait le passage du temps.
flash 2 (extraits)
... Yacinto marchait aux côtés de son oncle, ils avançaient du même pas, ils avançaient par centaines, par milliers, coudes à coudes, du même pas, sur toute la largeur du boulevard ... Yacinto marchait aux côtés de son oncle, ils avançaient dans la clameur de la foule, dans la clameur des slogans hostiles au dictateur, ils avançaient brandissant les portraits des cinq de Burgos, des cinq condamnés à mort du procès de Burgos (9), les cinq derniers condamnés à mort du caudillo qui avait un pied dans la tombe. Ils avançaient par centaines, par milliers, coudes à coudes, du même pas. Yacinto avait l'impression de marcher avec l'histoire, Yacinto avait l'impression qu'une page se tournait à chacun de leur pas, que, dans le souffle de la foule, le monde entier se soulevait contre les chaînes qui, depuis tant d'années, entravaient son pays ...
(9) Procès, condamnation à mort et exécution le 27 septembre 1975 de 5 condamnés pour des attentats commis à Madrid et au Pays Basque : 3 membres du Front Antifasciste et Patriote, 2 membres de l'ETA). Suite à l'exécution 15 pays rappelèrent leur ambassadeur à Madrid. Mort de Franco en novembre 1975.
Tous droits de traduction, de reproduction ou d'adaptation interdits pour tous pays ISBN 978-2-37916-361-6
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3
Madrid exultait dans une fiesta continuelle. Mal remis de celle de la veille, Yacinto, assis à l'une des terrasses de la place de Santa Ana, regardait d'un oeil morne les allées et venues des passants.
Cela faisait sept mois qu'il était revenu vivre en Espagne ...
flash 3 (extraits)
Maintenant que je suis rentrée à Elche, Yacinto, la rage, la colère passées, j'ai senti au fond de moi que cette liberté des moeurs à Madrid qui m'a tant scandalisée, elle est aussi le poumon de la nouvelle Espagne, de notre liberté retrouvée ... C'est pour cette vibration continuelle que Paco, comme tant d'autres, ont lutté. Sans doute, tout cela ne lui déplairait-il pas à Paco, il était tellement plus ouvert que moi, il en sourirait ou plutôt il en rirait, tu te rappelles le rire de Paco ? La douceur du rire de ton père ?...
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5
Yacinto se gara au parking de l'avenue Filet de Fora délimité par les palmiers du jardin d'à côté. Il était difficile de trouver une place dans les rues étroites du Raval ...
... Yacinto regarda son fils prendre son sac à dos dans la voiture. Il venait souvent à Elche avec Ignacio. Josupha ne supportait pas d'y rester plus d'une journée, les filles qui étaient au sortir de l'adolescence, avaient d'autres centres d'intérêt ... Ignacio avait dix ans. Plus il grandissait, plus il ressemblait au père de Yacinto à l'exception du regard qui était celui de sa grand-mère. « Comme s'il avait deux visages en un. C'est troublant. » se disait Yacinto ...
... Sa mère sourit, Yacinto aussi en la regardant. L'éclat des yeux noirs n'avait pas terni avec le temps ... « Sait-on jamais pourquoi on choisit quelqu'un » continua-t-il comme s'il pensait à voix haute « pourquoi on choisit de vivre avec quelqu'un. Josupha n'est peut-être pas la femme qui me convient le mieux, la femme qui me comprend le mieux, ni celle avec qui je peux partager le plus de choses, ni même la plus intéressante des femmes que j'ai connues, mais ... c'est elle ...
Je me suis interrogé quelquefois sur ce qui se serait passé si sa famille ne s'était montrée si accueillante, si je n'avais eu cette relation exceptionnelle avec son père, avec l'homme rare, inclassable qu'est son père ... Vicente Perez y Leon est un original, anticonformiste, visionnaire, plein d'humour. Il aime que je lui parle de mon travail sur les tournages, un milieu qu'il découvre, lui, me parle de la terre, de la folie des hommes dans la course au profit à court terme, n'hésitant pas à mettre en danger l'avenir de la planète, du corps humain, « de la merveilleuse machine humaine que l'on ne sait pas écouter ... Tout ce qui ne sert pas s'atrophie » répète-t-il ... Je ne suis pas toujours d'accord avec lui, mais j'adore nos discussions. »
« Je me sens bien chez eux. » reconnut sa mère.
Yacinto se rappela sa surprise quand il avait vu sa mère, si réservée, converser avec la mère de Josupha comme si elle la connaissait depuis toujours alors qu'un monde les séparait...
... Le silence tomba en même temps que la pénombre dans la pièce. Yacinto regardait sa mère.
Il aimait sa mère, il aimait aussi la femme qu'était sa mère. En la regardant, il lui sembla que son visage s'estompait comme si un léger voile l'enveloppait. Des larmes silencieuses, sans sanglot, coulaient sur son visage, creusaient leurs sillons en une source immuable, intarissable, lui aussi sentit la brûlure des larmes sur ses joues. Assis face à face, chacun voyait les larmes de l'autre couler.
Sans savoir pourquoi, il sentit l'odeur de la poussière, soulevée par la dauphine un après-midi brûlant d'avril, poussière qui avait déjà commencé à recouvrir sa mère, qui, un jour, le recouvrirait, lui, puis ses enfants et les emporterait tous au-delà du temps ...
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6
Souvent il avait songé à ce qu'Elle était devenue, comment, avec qui Elle vivait ... Lui, il l'avait croisé à plusieurs reprises au cours de ces dernières années ... A chaque fois, Yacinto avait eu l'espoir de la revoir, Elle, peut-être de nouveau avec Lui, mais Elle n'était jamais là.
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L'île - extraits
« Le petit matin étincelle. Les mouettes commencent à accompagner le navire annonçant la terre. Une joie intense m'envahit au fur et à mesure que se rapproche le point, tout d'abord indéfinissable, sur l''horizon. Des passagers montent sur le pont. ... Je souris savourant le plaisir délicieusement oppressant de l'attente. On arrive. Le soleil brûle déjà. Une fois encore, je reçois en plein cœur le port éblouissant de blancheur, l'harmonie parfaite de la ville derrière ses remparts dominés par la cathédrale d'où les maisons, imbriquées l'une dans l'autre, semblent descendre en se bousculant jusqu'aux cafés du port. Le quai a été refait, ce café-ci a fermé, celui-là a été repeint, un autre s'est agrandi. Le charme reste intact. » ...
... Chaque jour apportait une plénitude nouvelle. Elle se levait tôt, prenait le café sur la place, partait à bicyclette, quel que soit l'état du chemin - « Je suis un tank, je passe partout » se disait-elle en riant - pour l'une des plages des environs ou allait jusqu'au port, lire les journaux dans un des cafés aux radios tonitruantes. Elle se promenait sur les rochers de la baie au crépuscule, admirait les couchers de soleil à l'une des terrasses donnant sur la mer, lisait, écrivait, s'amusait à reproduire en les dessinant des tableaux de Matisse et goûtait la saveur de cette poussière ocre des chemins, jamais retrouvée depuis. « L'accord parfait du pied avec la terre. Je ne fais aucun effort et l'éblouissement est quotidien. » ...
... Il y eut quelques problèmes avec les hommes de l'île, peu habitués à ce qu'une femme et, à plus forte raison, une fille aussi jeune voyage seule, mais leur sens de l'honneur la sortit finalement d'embarras ...
... Un après-midi de plus, elle était allée se promener au port. Elle ne se lassait pas du blanc éclatant des maisons, des rues étroites qui montaient vers la cathédrale, des éclaboussures du soleil sur le linge étendu aux balcons, sur les taches colorées des fleurs, sur les pavés disjoints. Les rues étaient des puzzles d'ombre et de lumière où des enfants criaient, jouaient, où des chiens traînaient, où une radio déversait sa mélodie. Parfois dans l'entrebâillement d'une porte, elle distinguait l'ombre fraîche et verte d'un patio. Comme un secret.
« Je me sens libre, tellement libre, avec la sensation d'utiliser pleinement cette liberté. Je n'arrive pas à me rassasier de la beauté qui m'entoure, au point qu'en quittant un endroit, je marche presque à reculons pour que mes yeux puissent en jouir jusqu'à la dernière minute, de peur d'en avoir laissé échapper une parcelle, même si je dois y revenir le lendemain. » ...
... C'est au cours d'une de ses innombrables pannes de bicyclette, le plus souvent dues à une crevaison sur les sentiers caillouteux qui menaient aux plages, qu'elle rencontra le journaliste hollandais. Il avait une dizaine d'années de plus qu'elle, de l'humour, un esprit caustique et une totale aversion pour le mariage, ça tombait bien ... Sa bicyclette n'étant pas réparée, il l'emmena à la plage en vespa ... Ils mangèrent des crevettes en trinquant à la mort de la vénérable institution qu'ils détestaient autant l'un que l'autre. C'était drôle, agréable, mais il était évident qu'elle lui plaisait, lui, ne lui plaisant pas outre mesure, elle déclina l'offre à dîner, puis s'arrangea pour l'éviter.
« Je ne suis pas venue pour ça. Pas de flirt. Par contre, l'année prochaine, je reviens avec mon premier amant. » Et c'est ce qu'elle fit.
... Un après-midi de ciel gris, elle retourna au port qui l'attirait comme un aimant. En se promenant dans la vieille ville, une fillette surgit devant elle. Elle descendait la rue, un cahier sous le bras,échangea quelques mots avec une autre fillette, accoudée à sa fenêtre, un peu plus bas, puis continua sa route. Sa jupe se balançait au rythme de sa marche sur les pavés. Elle était si vivante qu'elle se mit à l'envier. Elle envia la vie qu'elle avait dans cette ville, dans cette île. Elle envia sa vie passée, son enfance à courir dans les rues, à jouer avec le soleil, à se battre pour un bonbon, elle envia sa vie future, des amies, des « novios » (4), un mari, des enfants. Elle envia sa vie quotidienne, une vie simple, tranquille, tout ce qui se dégageait de sa démarche balancée. « Bref, tout ce que je rejette ... » se dit-elle pendant qu'elle redescendait, songeuse, vers les cafés du port où elle s'installa se laissant peu à peu envahir par la chaleur de l'apéritif et du soleil qui réapparaissait entre deux nuages ...
(4) amoureux
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L'homme de l'autre rive - extraits
flash 5 (extraits)
Au moment où la dauphine grise entrait dans Elche, de l'autre côté de l'océan, un homme jeune déambulait, sur les quais d'un port, dans l'hémisphère Sud. Son regard se perdait dans les eaux sombres et mouvantes où l'huile laissait des traces irisées ... Il s'arrêta pour contempler l'horizon, là où l'océan se fondait dans l'immensité du ciel et respira profondément comme si l'air du large emplissait déjà ses poumons. Bientôt il irait vers l'autre rive ...
Il accrocha sa ceinture de sécurité, une fois de plus. Une fois de plus, il regarda par le hublot et vit s'éloigner l'aéroport dans le vrombissement du décollage. Une fois de plus, il allait dans le Sud de ce continent qu'il avait si souvent parcouru ...
Soudain il eut son image devant les yeux, sa silhouette s'avançant vers lui, comme il y a quelques mois, à Paris, dans ce café du côté de Palais Royal. Et aussitôt, la sensation de son corps. Il s'abandonna un instant et s'en voulut. Comme toujours avec Elle ... Le signal lumineux des ceintures de sécurité s'éteignit, l'avion prenait sa vitesse de croisière ...
... L'intensité du ciel convenait bien aux images du passé, aux images de leurs vingt ans, des vingt
ans de tous les amis d'alors. Elle avec Lui, depuis peu ... Elle qui avait déjà parcouru plusieurs pays
d'Europe, Elle qui l'avait impressionné en lui parlant d'un voyage qu'Elle avait fait, seule, dans une île alors qu'Elle n'avait pas dix-huit ans. Elle, si déterminée, ardente, insouciante, inattendue ... avec cette personnalité particulière qui ne l'avait pas quittée.
Il revit leur rencontre incroyablement romanesque dans cette église, au pied de Montmartre où, revenant à Paris, au début du siècle, après des années et des années d'absence, le hasard les avait fait assister au concert d'un ami commun. Il y avait cinq ans de cela et il ressentit, avec la même force, le désir immédiat qu'il avait eu d'Elle et apparemment, Elle de lui ...
... un soir où Elle l'avait regardé, non sans ironie, s'asseoir sur le canapé du salon en gardant son manteau.
« Je dois te parler. » avait-il dit.
« Tu veux un whisky ? »
« Non, pas maintenant. »
« Très bien, moi j'en prends un. »
« Je ne veux pas tomber amoureux de toi. »
Elle continuait à le regarder en silence. Il répéta :
« Je ne veux pas tomber amoureux de toi. »
« Très bien » dit-elle en se servant un glaçon sans le quitter du regard « Tu devrais enlever ton manteau. »
« Non ... Je ne veux pas tomber amoureux de toi, tu es trop intelligente, trop indépendante, trop exigeante ... ! Tu es trop tout. Avec ça on est foutu ... »
Il vit que le sourire qu'Elle ne cherchait pas à dissimuler au fond de son verre, était du genre mélancolique, très mélancolique. Il l'entendit dire dans un souffle, plus pour elle-même, lui sembla-t-il, que pour lui :
« Je sais, on trouve toujours que je suis trop quelque chose ... » Puis Elle le regarda droit dans les yeux « Tu prends un whisky, maintenant ? » Il enleva son manteau et prit un whisky.
L'avion tanguait tel un bateau pris dans la houle. Il ferma les yeux et vit les arbres de l'avenue se tordre comme sous l'effet d'un souffle tropical, ce jour où ils avaient eu tant de mal à se joindre. Elle courait de rendez-vous en rendez-vous avant sa représentation, il l'avait appelée une quinzaine de fois avant de pouvoir lui parler. Enfin, il avait monté les marches qu'il aimait à entendre craquer dans ce vieil immeuble qu'Elle habitait au centre de Paris, et leurs corps, l'un dans l'autre, avaient connu une autre tourmente ...
extraits
ELLE ou le regard des autres
Roman
en trois nouvelles et sept flashs
EDITIONS MAÏA
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